Tout augmente ! Sauf mes revenus…

Commencé le 05/08/2002

 T out augmente, mais comment et pourquoi ? D'abord, tout augmente dans les discours. Dans les faits, ça n'est pas si évident. Un cas notoire est celui des étrangers en situation irrégulière: il y eut un grand moment d'inflation, juste avant les procédures de régularisation (plus ou moins) massives de «sans-papiers», où dans les discours des politiciens et des «spécialistes» auto-proclamés (y compris à l'INED) on indiquait que le chiffre probable serait de plus de 2 millions d'irréguliers. La procédure de régularisation partielle permit d'apprécier qu'ils étaient dix fois moins nombreux[1]

Autre exemple, les «pédophiles»: ce qui augmente surtout, ici, est le nombre de fois où l'on en parle; ceci se double du fait qu'un certain nombre d'actes autrefois désignés différemment ont glissé dans la catégorie «pédophilie», se triple de ce que le nombre de signalements faits et entendus, en proportion aux actes commis, est plus important que par le passé, se quadruple de ce que de plus en plus de cas qui, par le passé, recevaient un traitement social dans la discrétion, reçoivent désormais un traitement pénal dans le bruit des médias.

Troisième exemple, les mineurs délinquants: le nombre de mineurs «mis en cause» (je reprends l'expression des médias sans la comprendre: est-ce le nombre de mineurs mis en cause dans les affaires recensées ou mis en cause devant les tribunaux ? Mystère) augmente, dans la statistique bisannuelle sur «la délinquance»[2], mais dans les mêmes journaux qui relaient cette “information” je lis, pour l'année 2001, que le nombre de délits recensés a augmenté de 7,69%, et le nombre de mises en cause de mineurs, de 1%. Chiffre à relativiser encore plus, car on apprend que pour les mineurs de plus de 13 ans, le nombre de mises en causes a régressé, seul celui de mineurs de 13 ans et moins ayant progressé[3]. Mais, a augmenté le nombre de délits ou celui des mises en cause ? Car, et sur cela mes journaux ne s'attardent guère (et Le Figaro pas du tout), les spécialistes les plus sérieux sur la question expliquent que la poussée de 2000 s'expliquait pour beaucoup par le changement de mode de recensement, celle de 2001 par la création de la police dite de proximité, qui a permis de «faire du chiffre». J'ai lu dans Le Monde un propos de Bruno Aubusson de Cavarlay, chercheur au Centre de recherche sociologique sur le droit des institutions pénales — et membre de l'association Pénombre, qui s'intéresse beaucoup aux chiffres et à leur utilisation par les politiciens et les médias — sur la délinquance des mineurs: «Je remarque tout d'abord que le poids de la délinquance juvénile [en valeur propre et absolue, s'entend] reste constant alors que la tendance générale de la délinquance est à la hausse; auparavant on avait le phénomène inverse». Donc, le chiffre relatif de la délinquance juvénile serait plutôt en baisse… D'où l'on peut supposer que, comme pour les étrangers, c'est surtout le nombre fantasmatique qui augmente, et l'on peut constater que comme pour les «pédophiles», la principale inflation est le discours médiatique sur le sujet.

Tout augmente, et dans bien d'autres domaines que la délinquance. Le «CAC 40»[4], par exemple: en sept ans, il a plus que doublé — le chiffre, s'entend. C'est bien joli, mais il faut se méfier. Par exemple, le 8 août 2002, le Crédit agricole a fait son entrée dans le CAC 40, ergo, une autre valeur en est sortie; il se trouve, bien évidemment, que le Crédit agricole est en progression, la valeur sortante, plutôt vacillante. La valeur entrante n'étant pas celle sortante, fatalement «le chiffre» du CAC 40 devrait varier sans autre cause que ce changement; le CAC 40 dont on parle au 8 août 2002 n'est pas celui dont on parlait au 27 septembre 1987, puisque depuis plusieurs valeurs de référence ont changé; ce fameux CAC 40 est censé refléter l'état (progression ou régression) de la Bourse de Paris, mais en réalité n'indique que la variation de valeur des 40 sociétés qu'il référence.

Si l'on voulait un indicateur réel, il faudrait disposer d'au moins quatre, plutôt six valeurs: les variations globale et moyenne des sociétés cotées en bourse, le nombre d'entrées et de sortie de cotation, et si possible la valeur réelle des sociétés cotées et le nombre de faillites dans les 12 derniers mois des sociétés ayant été cotées. Quand je parle des variations globale et moyenne, je ne veux pas dire, celle des actions, mais celles des valeurs totales: si telle société compte 10.000 actions valant 100 €, telle autre 1.000.000 d'actions valant 10 €, la première ayant connu une progression de 10%, la seconde, une régression de 35%, «en moyenne» par action il y aura une progression de plus de 9,5%, en valeur totale, une régression de plus de 3%. Mais tout cela risque d'être trop compliqué pour le lecteur «moyen», j'imagine. Cela dit, savoir combien de sociétés cotées au 8 août 2001 n'existent plus au 8 août 2002, moi, ça m'intéresserait; savoir combien dans le même temps sont entrées en cotation, combien sorties, quelle était la valeur des sociétés sorties 12 mois avant cette sortie, et leur valeur au moment de la fin de leur cotation, et tout un tas d'informations du genre, ça me semble devoir être plus significatif que de ne connaître que la cote instantanée des 40 sociétés ayant actuellement la plus haute valeur. Bref, le CAC 40 augmente, avec ce dit problème que celui d'aujourd'hui n'est pas celui d'il y a dix ans et qu'ils ne sont pas le reflet fidèle de la valeur effective de la Bourse.

Qu'est-ce qui augmente, encore ? Ah! oui, je l'évoquais à propos de celle spécifique des mineurs: la «délinquance». Une sacrée question. Depuis 1982, celle-ci augmente, sauf entre 1992 et 1996, où elle baisse ou se maintient. Mais, qu'est-ce que cette «délinquance» ? Une de ces famauses opérations dont on me disait qu'elles ne se font pas: 3 carottes + 2 navets. Bien sûr, on peut avoir un résultat: 5 légumes, mais on comprendra que ceci est de la rhétorique, et non de l'arithmétique: 3 vols à la roulotte + 2 insultes à agents + 1 vol à main armée + 7 vols «avec violence» + 1 viol + 2 escroqueries = 16 délits. Puis, on n'additionne pas des légumes, mais carottes et lapins: la loi définit deux objets, les crimes et les délits, les premiers ressortant des cours criminelles, les seconds, des diverses autres juridictions, voire pouvant faire l'objet de simple procès-verbaux dressés par l'exécutif par délégation du judiciaire. Je crois que les procès-verbaux ne sont pas intégrés au Chiffre (celui de «la délinquance»), en tout cas, je sais que tous ceux concernant les infractions au code de la route et ne faisant pas l'objet d'une transmission à la justice ne sont pas comptabilisés — quelques millions de délits annuels… Un autre propos intéressant de M. Aubusson de Cavarlay, concernant «la barre symbolique des 4 millions de délits», phrase employée par tous les médias, écrits ou audiovisuels (la formule rituelle étant, «la barre symbolique des 4 millions de délits a été franchie»[5]): «On entre dans un cercle vicieux en prenant un indicateur de moyens — ce que fait la police — pour le baromètre de l'insécurité. On aurait pu atteindre cette barre des 4 millions depuis longtemps, il aurait suffi d'enregistrer beaucoup plus de jeunes usagers de cannabis. En prêchant la tolérance zéro, on aurait ainsi franchi la barre des 6 ou 7 millions. Imaginez si on prenait en compte toutes les injures verbales. On dépasserait les 40 millions !»

L'intervieweur — Piotr Smolar, un gars sympa et qui dans le privé doit avoir du discernement, mais qui en tant que journaliste pose des questions très «médiatiques» (synonyme de: simplificatrices) — lui demande: «La création d'un Observatoire de la délinquance serait-il une bonne réponse à la polémique lancinante[6] sur les statistiques ?»; ce à quoi M. Aubusson répond raisonnablement: «L'Observatoire ne fera pas de miracle et nécessitera des moyens. Je le répète, le mode de calcul des statistiques nous enferme dans un cercle vicieux. A chaque augmentation du chiffre des crimes et délits recensés[7], on demande une réponse policière plus importante qui aura sa traduction dans les chiffres, puisque cette statistique est avant tout une statistique d'activité ! […] L'Observatoire devrait permettre d'améliorer la situation, en donnant des outils d'interprétation, ce qui suppose de sortir du chiffre unique et de confronter des sources disponibles par types d'infractions». Et oui, comme pour le CAC 40, un chiffre unique n'a guère de sens et reflète imparfaitement la réalité.

Autre cas de deux chiffres uniques qui augmentent sans fin, mais dont justement l'augmentation corrélative réduit un peu la portée: l'inflation et la progression du PIB. De toute manière, ils sont douteux. Pour l'inflation, que mesure-t-on exactement ? Comme pour la Bourse, chaque année des produits disparaissent, d'autres apparaissent, pour certains ils s'agit de renouvellement (la marque X remplace la marque Y, mais le produit est le même), pour d'autres, de disparitions et apparitions «nettes» (la disparition des soldats de plombs n'est pas compensée strictement par l'apparition des consoles de jeux vidéo); ensuite, l'inflation ne devrait pas être un chiffre brut indépendant, mais le résultat d'une différence entre l'augmentation de la masse monétaire et celle des dépenses, ou quelque chose du genre: si l'inflation est de 2,1% et que la masse des revenus augmente de 1,3%, l'inflation réelle serait plutôt de 0,8%; enfin, il n'est pas assuré que l'inflation mesurée corresponde à l'inflation réelle: d'après ce que j'en ai cru comprendre, l'inflation se mesure en faisant la moyenne de l'augmentation du prix unitaire d'une liste de produits, or, on n'achète pas uniformément les produits en vente, et si par exemple l'inflation de la baguette de pain, des assurances auto et de la viande de bœuf est de 4%, celle des frigidaires, des lave-vaisselle et des ordinateurs de 1%, en moyenne non pondérée ça fera peut-être 2,5%, mais on imagine bien que dans les dépenses des ménages, ça n'aura pas la même incidence. Puis, de ce que j'ai encore cru comprendre, l'inflation mesure surtout la vente de produits de détail pour des consommateurs ordinaires («les ménages»); mais mesure-t-on l'inflation des produits transformés ? Ça me paraît difficile, en ce sens qu'une part non-négligeable de cette inflation est externe, liée à des matières premières ou des pièces importées.

Le calcul du PIB me paraît au moins aussi problématique. Le calcule-t-on hors inflation ou en en tenant compe ? C'est qu'une progression du PIB calculée sans tenir compte de l'inflation n'a pas de sens: si elle est de 2,1%, et la progression du produit, de 2,1%, et oui, la progression serait en fait de 0%… Par ailleurs, à l'évidence cette progression de PIB est une donnée disparate et approximative, calculant tantôt une augmentation réelle de production, tantôt une augmentation due à l'inflation, tantôt une augmentation liée à de nouvelles activités n'apportant pas une progression du produit, mais une valeur ajoutée plus importante du nouveau produit (cas des sociétés de service informatique, dont un produit, de fonctionnalité équivalente à celle d'un produit précédent mais «nouveau», sera d'un coût plus élevé), tantôt une simple progression du chiffre d'affaire d'entreprises dont une partie de la production peut être de nulle incidence sur le PIB réel du pays (cas des multinationales basées en France).

Bref, tout augmente, surtout les excès des discours médiatiques. Et sauf mes revenus, qui tendent à stagner ou à régresser…


[1] Sans compter qu'une partie importante des étrangers «irréguliers» sont d'anciens «réguliers» transformés en irréguliers par les impérities de l'administration.
[2] Mais ce «chiffre de la délinquance» est assez douteux: il recense seulement (en théorie) le nombre de signalements d'incidents auprès de la police et de la gendarmerie ayant fait l'objet d'une transmission à la justice; ce qui pose deux problèmes (enfin, bien plus de deux, notamment le fameux «chiffre noir» des actes «de délinquance» pour lesquels les victimes n'ont pas porté plainte, la validité de la qualification de «délinquance» aux actes recensés par cette statistique, etc., mais du moins, deux pour ce qui est de la quantité): d'abord, on ne connaît pas la proportion de ces actes sans suite, car la transmission d'un cas vers les tribunaux n'induit pas automatiquement une sanction — en fait, ce qu'on peut connaître des chiffres de la justice tend à indiquer que nombre de comportements considérés «délinquants» par la force publique ne sont pas perçus tels par la justice —; ensuite, on ne connaît pas le nombre de plaintes déposées directement devant les tribunaux ayant donné suite à une sanction pénale ou correctionnelle sur des actes de délinquance.
[3] Incidemment, ceci montre l'inutilité de la nouvelle loi concernant les mineurs de 10 à 13 ans relativement à leur mise en cause: la justice avait déjà les moyens de le faire. Les fameuses ordonnances de 1945, comme tout juriste le sait (et tout Français est juriste, puisqu'il n'ignore pas la loi…), n'empêchent pas la mise en cause des mineurs, mais font primer l'éducation sur la sanction. Mais le législateur a l'habitude depuis quelques temps de multiplier les lois légiférant sur ce qui ressort de législations antérieures, voir le cas de la «loi rave parties», alors que les conditions de sa réalisation ressortaient de plusieurs lois existantes (pénétration dans une propriété privée sans autorisation du propriétaire, non déclaration d'une organisation de spectacle, non respect des règles de sécurité pour les spectacles, etc.).
[4] Certains mauvais esprits graphient «caca-rente»…
[5] Expression douteuse: la «barre» en question n'est en rien «symbolique», je veux dire, on ne peut pas lui attacher un symbole convenu et signifiant, personne ne connaît «le symbole de la barre des 4 millions»; d'ailleurs, cette métaphore de «la barre» n'a pas de sens dans le contexte: il n'y a pas une «échelle du nombre de délits», avec une barre «à un million», «à deux millions», etc., chaque «barre» donnant un sens spécifique à «la délinquance», une sorte d'échelle de Richter de l'infraction; on devrait dire quelque chose comme, pour la première fois le nombre de délits recensés dépasse les quatre millions, ce qui est symboliquement fort, mais pour les médias, je crois que c'est trop neutre, pas assez sentimental… Au passage, on ne devrait pas parler du «chiffre de la délinquance», mais de celui du nombre d'infractions constatées transmises à la justice.
[6] A laquelle contribue d'ailleurs Le Monde, mais c'est typique des médias: ils vont consacrer cinq sujets à une de ces «polémiques lancinantes», et un cinquième pour regretter les excés des médias sur ladite. Si vous pouvez consulter par exemple la collection du Monde de 1998, vous verrez que, au moins quatre jours par semaine, il consacrait trois à cinq pages à «l'affaire Lewinsky» (devenue le «Monicagate»), plus une demi-page à une page au traitement excessif de cette affaire par les médias…
[7] Vous remarquerez la différence entre un «spécialiste» et un journaliste: comme je le remarquais, et comme le dit ici Bruno Aubusson de Cavarlay, il ne s'agit pas du «chiffre de la délinquance» mais «du chiffre des crimes et délits recensés».